Situation mondiale de l'eau selon le CNRS
- Romain Beignon
- 27 oct. 2015
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Des réserves surexploitées, gaspillées et polluées
Outre que toutes les populations n’ont pas un égal accès à l’eau douce, plusieurs facteurs tendent à réduire les disponibilités en eau : la mauvaise gestion, le gaspillage, et la pollution des réserves. S’il est en effet possible de puiser sans compter dans la réserve annuelle des cours d’eau, l’exploitation des nappes phréatiques est plus délicate et risque à terme, en cas d’excès, d'entraîner leur épuisement. À la différence des cours d'eau, les nappes souterraines sont des réservoirs qui se renouvellent très lentement et ne peuvent donc rapidement combler les emprunts. Or, certaines nappes, qui pourtant ne se renouvellent plus ou quasiment plus à l’échelle humaine, sont fortement exploitées, notamment à des fins d’irrigation. Les experts estiment que les seuils correspondant à ce qu’il est possible de prélever au milieu naturel sont déjà dépassés en de nombreux lieux. Ils prévoient même l'épuisement, dans les 30 ans à venir, de plusieurs nappes importantes, dont l'exploitation s'est intensifiée : +144 % en 30 ans aux États-Unis, +300 % en 10 ans en Arabie Saoudite, +100 % en 10 ans en Tunisie ; en Chine, en Inde et en Iran, les prélèvements se sont aussi accrus. Or, toute cette eau est le plus souvent consommée avec excès. Le gaspillage d’eau domestique notamment peut être grand. Il croit avec le niveau de vie des populations, les nombreux équipements qui apparaissent dans les foyers facilitant l’usage de l’eau. On le constate d’abord dans le temps : les Européens consomment aujourd'hui 8 fois plus d'eau douce que leurs grands-parents pour leur usage quotidien. On le constate aussi d’un pays à l’autre : un habitant de Sydney par exemple consomme en moyenne plus de 1 000 litres d'eau potable par jour, un Américain de 300 à 400 litres, et un Européen de 100 à 200 litres... alors que dans certains pays en développement, la consommation moyenne par habitant ne dépasse pas quelques litres ! Les pertes également peuvent être très importantes. Globalement, seuls 55 % des prélèvements en eau sont réellement consommés. Les 45 % restants sont soit perdus, par drainage, fuite et évaporation lors de l'irrigation et par fuite dans les réseaux de distribution d’eau potable, soit restitués au milieu après usage ce qui est le cas par exemple de l’eau utilisée pour le refroidissement des centrales électriques. Dans certaines grandes villes d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique Latine comme Le Caire ou Mexico, jusqu'à 70 % de l'eau distribuée est perdue par fuite dans les réseaux. Autre exemple : plus de la moitié de l’eau requise par les modes traditionnels d’irrigation encore les plus couramment utilisés est perdue par évaporation. Enfin, le problème de l’eau dans le monde n’est pas uniquement quantitatif, il est aussi qualitatif. Car plus la consommation d’eau augmente, plus les rejets d’eaux usées et d’effluents sont importants, qui polluent et dégradent les écosystèmes aquatiques de façon impressionnante parfois. Cette pollution pose un grave problème, car elle pourrait rendre les réserves progressivement inexploitables.
Y a-t-il un risque de pénurie ?
La population mondiale devrait passer de 6 milliards d'individus en l'an 2000, à 8 milliards en l’an 2025. La quantité moyenne d'eau douce disponible par habitant et par an devrait donc chuter de 6 600 à 4 800 mètres cubes, une réduction de presque un tiers. Si parallèlement la tendance actuelle à l'augmentation des prélèvements en eau se poursuit, entre la moitié et les deux tiers de l'humanité devraient être en situation dite de stress hydrique en 2025, seuil d'alerte retenu par l'Organisation des nations unies (ONU) et correspondant à moins de 1700 mètres cubes d'eau douce disponible par habitant et par an. Le risque d’une pénurie d’eau douce existe donc bel et bien. L’un des problèmes majeurs en matière d'eau douce et d'alimentation humaine est posé par l’irrigation, car pour nourrir toute la population de notre planète, la productivité agricole devra fortement augmenter. Alors que l’irrigation absorbe déjà aujourd’hui 70 % des prélèvements mondiaux, une consommation jugée très excessive, celle-ci devrait encore augmenter de 17 % au cours des 20 prochaines années. Le facteur déterminant de l'approvisionnement futur de l'humanité en eau douce sera donc le taux d'expansion de l'irrigation. Autrement dit, seule une nette amélioration de la gestion globale de l’irrigation permettra de réellement maîtriser la croissance de la consommation. Un autre enjeu de taille pour les années à venir est celui de la satisfaction de l’ensemble des besoins en eau potable de l’humanité. Aujourd’hui, déjà un habitant sur cinq n’y a pas accès. Or, selon l’ONU, sur les 33 mégapoles de plus de 8 millions d'habitants qui existeront dans 15 ans, 27 seront situées dans les pays les moins développés et donc les moins à même de pouvoir répondre aux besoins. En outre, même si de légères diminutions de la consommation en eau sont observées depuis quelques années aux États-Unis et en Europe, les prévisions sont alarmistes, avec 40 % d’augmentation de la consommation municipale et domestique dans les 20 ans à venir. Pour tenter d’inverser cette tendance, diverses solutions existent qui permettent de diminuer la consommation en eau et d’en limiter les pertes : améliorer l’efficacité des techniques d’irrigation et surtout généraliser l’usage des méthodes les plus performantes, rénover les structures de production et de distribution d’eau potable et en construire de nouvelles, préserver les réserves, lutter contre la pollution, entre autres en assainissant les eaux usées, recycler l'eau ... Mais toutes ces mesures demanderont d'énormes investissements et seront donc coûteuses. Ce seront donc les décisions politiques, au niveau national et international, ainsi que les priorités d'investissements des pays et des agences de financement, qui joueront un rôle déterminant dans la gestion future du risque de pénurie d’eau douce à travers le monde.
L'eau, une source de conflits entre nations
Les perspectives en matière d’eau douce ne sont pas réjouissantes puisque, de l’avis général, sa raréfaction semble inéluctable. Or, un pays qui manque d’eau est un pays qui ne peut ni nourrir sa population, ni se développer. D’ailleurs, la consommation en eau par habitant est désormais considérée comme un indicateur du développement économique d'un pays. Selon une étude des Nations Unies, l'eau pourrait même devenir, d'ici à 50 ans, un bien plus précieux que le pétrole. C’est dire toute l’importance de cette ressource que d’aucuns appellent déjà « l’or bleu ». Avoir accès à l’eau est donc devenu un enjeu économique puissant à l’échelle planétaire qui pourrait devenir, dans le siècle à venir, l'une des premières causes de tensions internationales. Il est vrai que plus de 40 % de la population mondiale est établie dans les 250 bassins fluviaux transfrontaliers du globe. Autrement dit, toutes ces populations se trouvent dans l’obligation de partager leurs ressources en eau avec les habitants d'un pays voisin. Or, une telle situation peut être à l'origine de conflits récurrents, notamment lorsqu’un cours d’eau traverse une frontière, car l'eau devient alors un véritable instrument de pouvoir aux mains du pays situé en amont. Qu’il soit puissant ou non, celui-ci a toujours théoriquement l'avantage, puisqu'il a la maîtrise du débit de l'eau. La situation n'est pas récente. En 1503 déjà, Léonard de Vinci conspirait avec Machiavel pour détourner le cours de l'Arno en l’éloignant de Pise, une cité avec laquelle Florence, sa ville natale, était en guerre. Des chercheurs américains ont également montré que depuis le Moyen Âge, les désordres sociaux en Afrique orientale coïncidaient avec les périodes de sécheresse. Dans les sociétés asiatiques, l'eau était un instrument de puissance politique : l'ordre social, les répressions et les crises politiques dépendaient des caprices des pluies. Aujourd'hui encore, les contentieux à propos de l'eau sont nombreux à travers le monde, notamment au Nord et au Sud de l'Afrique, au Proche-Orient, en Amérique centrale, au Canada et dans l'Ouest des États-Unis. Au Proche-Orient, par exemple, une dizaine de foyers de tensions existent. Ainsi l'Égypte, entièrement tributaire du Nil pour ses ressources en eau, doit néanmoins partager celles-ci avec dix autres États du bassin du Nil : notamment avec l'Éthiopie où le Nil bleu prend sa source, et avec le Soudan où le fleuve serpente avant de déboucher sur le territoire égyptien. Quant à l'Irak et à la Syrie, ils sont tous deux à la merci de la Turquie, où les deux fleuves qui les alimentent, le Tigre et l'Euphrate, prennent leur source. L'eau de l'Euphrate a d'ailleurs souvent servi d'arme brandie par la Turquie contre ses deux voisins : grâce aux nombreux barrages qu’elle a érigés sur le cours supérieur du fleuve et qui lui permettent d’en réguler à sa guise le débit en aval, la Turquie possède là, en effet, un puissant moyen de pression. Avec l’essor démographique et l’accroissement des besoins, ces tensions pourraient se multiplier à l’avenir. C’est ce que prédisent certains experts pour le XXIe siècle. D’autres en revanche pensent que la gestion commune de l'eau peut être un facteur de pacification. Ils mettent en avant des exemples étonnants de coopération : le plus fameux est celui de l'Inde et du Pakistan qui, au plus fort de la guerre qui les opposait dans les années 1960, n'ont jamais interrompu le financement des travaux d'aménagement qu'ils menaient en commun sur le fleuve Indus.
Les rencontres internationales
Depuis plus de 20 ans, les rencontres internationales sur l’eau se succèdent, signe d’une inquiétude des États participants, qui tous souhaitent réfléchir à la manière de gérer de façon durable les ressources en eau. La dégradation des réserves, les difficultés d’accès à l’eau potable que connaissent nombre de pays et le risque de pénurie qu’encoure une part croissante de l’humanité ébranlent en effet de plus en plus les consciences internationales. Mais si la nécessité de penser la gestion de l’eau à l’échelle planétaire gagne progressivement du terrain, jusqu’à présent toutes ces rencontres n’ont guère été suivies de décisions ni de mesures concrètes, les états ne parvenant pas à définir une stratégie d’action commune. La perception de la valeur de l’eau a progressivement évolué au cours des deux dernières décennies. Lors de la première conférence internationale sur l’eau, qui se déroulait à Mar del Plata en Argentine en 1977, l’eau fut définie comme « bien commun », un bien donc auquel chacun devait pouvoir accéder pour ses besoins primordiaux. Mais à cette conception idéale et proprement publique de l’eau s’est progressivement substituée, au fur et à mesure de sa raréfaction, une vision beaucoup plus marchande : en 1992 à la conférence de Dublin, l’eau fut cette fois clairement déclarée « bien économique ». Par la suite, lors du premier Forum mondial de l'eau, en mars 1997 à Marrakech (Maroc), les experts exprimèrent leur crainte que l'eau ne devienne, comme le pétrole, une denrée monnayable et chère à courte échéance, et l'enjeu de nouvelles guerres. Quant aux deux grands Sommets mondiaux de la Terre (juin 1992 à Rio et juin 1997 à New York), ils n’ont rien apporté : peu présente au cours du premier, l’eau fut promue « question prioritaire » lors du second, sans cependant faire l'objet d'aucune décision. Aujourd’hui, le constat est unanime parmi les experts qui diagnostiquent une crise grave si les gouvernements n'améliorent pas leur gestion des ressources en eau. Sur les remèdes pour enrayer cette crise, en revanche, les avis divergent. C’est ce qui est clairement apparu au cours du deuxième Forum mondial de l'eau, qui se tenait en mars 2000 à La Haye (Pays-Bas). Entre les 4 500 représentants d’une centaine de pays, la discussion a en effet essentiellement porté sur la question de la privatisation de l'eau. Tandis que la Commission mondiale de l’eau, une émanation du Conseil mondial de l’eau, plaidait pour une large privatisation de ce secteur à l'échelle mondiale, de nombreuses Organisations non gouvernementales (ONG) condamnaient cette vision « technico-économique et marchande » et prônaient l’accès à l'eau comme un « droit fondamental de l'homme », gratuit ou tarifé à prix coûtant. À l’issue de ce Forum, dans une déclaration commune, les divers ministres de l’environnement ou des ressources hydriques se sont finalement contentés de qualifier l'eau d'élément «indispensable à la vie et à la santé des hommes et des écosystèmes et une condition fondamentale au développement des pays ».
Vers un marché mondial de l'eau ?
Si tout le monde s'accorde à juger qu'un changement de politique global est impératif, les solutions proposées ne font pas l'unanimité, comme cela est très largement apparu lors du deuxième Forum mondial de l’eau, en mars 2000 à La Haye, où deux conceptions se sont affrontées. Aujourd’hui, la principale inquiétude porte sur les pays en développement. Dans ces pays, les réseaux de production et de distribution de l’eau répondent rarement aux normes de potabilité, quand ils existent. Selon le Conseil mondial de l'eau, une organisation non gouvernementale soutenue par l'Unesco et la Banque mondiale, qui organisait ce forum, si rien n’est fait, la démographie de ces pays et surtout des pays du Sud va entraîner de très graves problèmes d'approvisionnement en eau potable D'énormes investissements seront donc nécessaires pour moderniser l’existant et créer de nouveaux équipements (usines de production, réseaux de distribution, stations d’assainissement), mais aussi pour développer de nouveaux systèmes d'irrigation. Ces investissements ont été évalués par le Conseil mondial de l'eau à 180 milliards de dollars par an pour les 25 prochaines années, contre 75 milliards de dollars actuellement investis chaque année. Face aux difficultés que connaissent déjà les pays en développement, le Conseil de l'eau recommande fortement de faire appel aux investisseurs privés, lesquels ne gèrent aujourd'hui que 5 % des ressources mondiales. Pour les membres de ce Conseil, l'eau est un bien comme un autre, une denrée qui doit être gérée de façon efficace. Ils préconisent donc de confier son exploitation aux compagnies privées, et de lui attribuer un prix, évalué sur la base de son coût total (production, distribution, assainissement) et dans le cadre de la libre concurrence et du libre commerce à l'échelle internationale, un prix qui serait directement répercuté sur les consommateurs. Mais les Organisations non gouvernementales (ONG) ont vivement critiqué cette façon de voir, où l'État jouerait un rôle de « simple régulateur », rétorquant qu'une telle privatisation se ferait toujours au détriment des populations les plus pauvres de la planète, n’assurerait pas forcément une plus grande efficacité, mais serait en revanche susceptible de favoriser la corruption, réfutant en cela certaines affirmations. Elles ont réaffirmé jusqu’à la fin leur conviction selon laquelle l'eau est un «droit fondamental » pour tous. Plus que le mode de gestion, c’est la question de la fixation du prix de l'eau qui est au cœur du problème. Beaucoup d’ONG pensent qu’effectivement le prix de l'eau devra couvrir les frais de traitement, de distribution et de dépollution, mais refusent qu’il soit fixé par le marché. Cependant, même dans ces conditions, payer l'eau restera hors de portée des populations les plus pauvres. Le défi majeur du XXIe siècle en matière d’eau sera donc vraiment d'assurer la rentabilité de la gestion de l'eau, tout en garantissant aux plus pauvres le droit d’accéder à cette ressource vitale.
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